Les peurs de Florence
Un conte campagnard débridé
On a tous des peurs évidemment mais les peurs de Florence, ma mère, sont assez légendaires. Rien ne paraissait. Il fallait vivre avec elle pour s’en rendre compte. C’était une femme superstitieuse et très dévote. Je jouais dehors après le souper et un cri retentissant nous appelait pour la récitation quotidienne du chapelet. Avachis sur nos chaises l’un de nous partait le bal. Assez souvent ma mère ajoutait à la fin du chapelet une série de litanies qui n’en finissait plus. À croire qu’elle connaissait personnellement tous les saints et toutes les saintes du ciel.
Assez souvent un miracle se produisait. On voyait la petite lampe de poche allumée qui s’amenait chez nous en soirée. Alors rapidement on se relevait et ma mère ramassait ce qui traînait. C’était notre voisin Hector Poulin qui venait veiller et raconter plein d’anecdotes surtout sur le dos des autres voisins. C’était pour nous une délivrance et un moment social important. On écoutait la conversation entre Hector et Eugène religieusement.
Mais revenons aux peurs de Florence. La plus spectaculaire était lors des orages où le tonnerre grondait à nous briser les tympans des oreilles. Alors le cérémonial de conjuration des éléments commençait. Elle gardait précieusement à quelque part dans sa maison de l’eau bénite et des rameaux d’olivier ramenés lors de la Semaine sainte. Fusait alors de partout le mantra suivant : «Notre Dame des oliviers secourez-nous, sauvez-nous.» Répétez à maintes reprises, cela produisait un effet apaisant, mais n’empêchait en rien le tonnerre de gronder.
L’autre peur proverbiale de ma mère était les ours. Jamais durant toute mon enfance et mon adolescence j’en ai vu un se pointer. Nous avions un boisé sur chacune de nos deux terres. On aimait aller cueillir des noisettes à l’automne. Ces noisettes qu’on cachait dans la tasserie et après quelques semaines, on les dégustait. Il fallait faire cette excursion en cachette en désobéissant à notre mère qui était certaine que les ours nous auraient dévorés. Enfin on avait un péché à confesser au curé.
Une autre désobéissance consistait à aller patiner au village durant l’hiver. Ma mère ne voulait jamais qu’on monte à pied à la patinoire sous plusieurs prétextes : la noirceur, le froid, la fatigue, le lointain. Pourtant c’était seulement à deux longueurs de trente arpents. À peine une demi-heure de marche pour les solides gaillards que nous étions. C’était une mère protectrice qui veillait sur sa couvée. On y allait quand même malgré un autre péché de désobéissance.
Je
termine avec une dernière peur extrême que ma mère nous raconta plusieurs fois.
C’était au début de son mariage avec Eugène. Elle allait parfois chercher les
vaches dans le clos du pâturage situé près du boisé. Parmi les vaches laitières,
il y avait le bœuf reproducteur. Il veillait jalousement sur son troupeau et
acceptait difficilement des intrus. Or une bonne fois, il sortit de ses gonds
et fonça sur ma mère qui se réfugia de justesse sur un tas de roches. Mon père
ne voyant pas arriver sa princesse se porta à son secours. Je crois qu’elle n’a
plus jamais retourné chercher les vaches. Heureusement car je ne serais plus de
ce monde pour vous raconter ces histoires.
